La Carte bleue (ou la Carte Maîtresse)
La Carte bleue (ou la Carte Maîtresse)
De Julie Scelles
D’après « Le Chat botté, ou le Maître Chat » de Charles Perrault
Un pauvre entrepreneur ne laissa pour tous biens à trois enfants qu'il avait, que son entrepôt, son camion, et sa carte bleue. Les partages furent bientôt faits, ni le Notaire, ni le Procureur n'y furent point appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine. L'aîné eut le magasin, le second eut le camion, et le plus jeune n'eut que la Carte. Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si pauvre lot : Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble ; pour moi, lorsque j'aurai épuisé le maigre compte épargne, et que j'aurais touché l'argent qu'ils donneront pour la carte à la déchetterie, il faudra que je meure de faim. La Carte qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant, lui dit d'un air posé et sérieux : Ne vous affligez point, mon maître, vous n'avez qu'à me donner un feutre, et me faire faire une casquette pour aller en ville, et vous verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez. Quoique le Maître de la carte ne fît pas grand fond là-dessus, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse, pour apitoyer les banquiers, comme quand elle pleurait à chaudes larmes, ou qu'elle évoquait sa cousine au troisième degré atteinte d'une leucémie, qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère. Lorsque la carte eut ce qu'elle avait demandé, elle se casqua bravement, et inscrivant quelques mots sur un morceau de carton, elle en prit les deux bouts avec ses deux pattes de devant, et s'en alla dans un quartier où il y avait grand nombre de gens. Elle posa sa casquette sur le trottoir, et s'étendant comme si elle eût été très souffrante, elle attendit que quelque jeune homme, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt lui donner quelques pièces ou quelques tickets restaurant, affecté par ses râles de détresse.
À peine fut-elle couchée, qu'elle eut contentement ; un jeune étourdi d'étudiant en médecine sortit son portefeuille, et la carte maîtresse se levant aussitôt le prit et courra sans s'arrêter. Toute glorieuse de sa proie, elle s'en alla chez le banquier et demanda à lui parler. On la fit entrer dans le bureau de Monsieur le directeur, où étant entrée elle formula de belles formules de politesse au banquier, et lui dit : Voilà, Monsieur, les références d'un compte bancaire que Monsieur le Marquis de Carabas (c'était le nom qu'elle lui prit en gré de donner à son Maître), m'a chargée de transférer chez vous. Dis à ton Maître, répondit le Roi, que je le remercie, et qu'il me fait plaisir qu'il ait choisi notre banque pour y conserver sa fortune.
Une autre fois, elle alla se cacher dans une station de métro, tenant toujours son carton ; et lorsque deux vieilles dames ouvrirent leurs cabas, elle les prit tous deux et détala. Elle alla ensuite présenter les billets au banquier, comme elle avait fait le compte bancaire. Le Roi reçut encore avec plaisir les beaux billets, et lui fit donner pour boire. La carte continua ainsi pendant deux où trois mois à porter de temps en temps au directeur de la banque de l'argent du travail de son Maître. Un jour qu'elle sut que le banquier devait aller à la promenade dans la zone industrielle avec sa fille, la plus belle Princesse du monde, elle dit à son Maître : Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite : vous n'avez qu'à vous poser sur le parking à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire. Le Marquis de Carabas fit ce que sa carte lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon.
Dans le temps qu'il était assis par terre dans le parking, le directeur vint à passer et la Carte se mit à crier de
toute sa force : Au secours, au secours, voilà Monsieur le Marquis de Carabas qui s'est fait voler !
À ce cri le Roi mit la tête à la fenêtre, et reconnaissant la Carte qui lui avait apporté tant de fois des chèques garnis, il ordonna à ses gardes du corps qu'on allât vite au secours de Monsieur le Marquis de Carabas. Pendant qu'on retirait le pauvre Marquis du parking, la Carte s'approcha de la limousine, et dit au directeur que dans le temps que son Maître faisait ses courses, il était venu des voleurs qui avaient emporté ses habits et son portefeuille, quoiqu'il eût crié au voleur de toute sa force ; le drôle les avait revendus au marché noir.
Le banquier ordonna aussitôt à son tailleur d'aller quérir un de ses plus beaux costumes pour Monsieur le Marquis de Carabas. Le financier lui fit mille caresses, et comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il était beau, et bien fait de sa personne), la fille du banquier le trouva fort à son gré et le Comte de Carabas ne lui eut pas jeté deux ou trois regards fort respectueux, et un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie. Le directeur voulut qu'il montât dans sa limousine, et qu'il fût de la promenade. La Carte ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants, et ayant rencontré des ouvriers qui travaillaient dans une usine, elle leur dit : Bonnes gens qui soudez, si vous ne dites au directeur de la banque que l'usine dans laquelle vous soudez appartient à Monsieur le Marquis de carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté. Le directeur ne manqua pas à demander aux ouvriers à qui était cette usine qu'ils faisaient prospérer. C'est à Monsieur le Marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble car la menace de la Carte leur avait fait peur. Vous avez là un beau patrimoine, dit le directeur au Marquis de Carabas.
Vous voyez, Sire, répondit le Marquis, c'est une fabrique qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années. La carte maîtresse, qui allait toujours devant, rencontra des vendeurs, et leur dit : Bonnes gens qui vendez, si vous ne dites que tous ces magasins appartiennent à Monsieur le Marquis de carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté. Le banquier, qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenaient tous les magasins qu'il voyait. C'est à Monsieur le Marquis de Carabas, répondirent les commerçants, et le banquier s'en réjouit encore avec le Marquis. La Carte, qui allait devant la limousine, disait toujours la même chose à tous ceux qu'elle rencontrait ; et le directeur était étonné des grands biens de Monsieur le Marquis de Carabas. La carte maîtresse arriva enfin dans une belle villa dont le Maître était un PDG, le plus riche qu'on ait jamais vu, car toutes les entreprises par où le Roi avait passé étaient de la dépendance de cet homme. La Carte, qui eut soin de s'informer qui était ce PDG, et ce qu'il savait faire, demanda à lui parler disant qu'elle n'avait pas voulu passer si près de sa villa, sans avoir l'honneur de lui faire la révérence.
Le PDG la reçut aussi humblement que le peut un PDG, et la fit reposer. On m'a assurée, dit la Carte, que vous aviez le don de faire de gros bénéfices boursiers, que vous pouviez par exemple, miser tout votre patrimoine sur des grands groupes industriels ? Cela est vrai, répondit le PDG brusquement, et pour vous le montrer, vous m'allez voir acheter des actions General Motors. La Carte fut si impressionnée de voir tant de zéros, qu'elle chercha aussitôt à s'assoir sur un sofa, non sans peine et sans péril, à cause de sa casquette qui l'empêchait d'y voir clair.
Quelque temps après, la Carte, ayant vu que le PDG avait récupéré les fruits de son investissement, descendit, et avoua qu'elle avait été bien épatée. On m'a assurée encore, dit la Carte, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de miser sur les plus petites entreprises, par exemple, d'investir dans un marchant de bretzel ou de souvenirs pour touristes ; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.
Impossible ? reprit le PDG, vous allez voir, et en même temps il acquit des actions pour une minuscule entreprise du Guatemala, qui commençait déjà à faire faillite. La Carte ne l'eut pas plus tôt aperçu qu'elle attrapa le PDG perdant tous ses biens et le jeta à la rue. Cependant le banquier, qui vit en passant la belle villa du PDG, voulut entrer dedans.
La Carte, qui entendit le moteur de la limousine qui arrivait dans l'allée, courut au-devant, et dit au banquier : Monsieur le directeur est le bienvenue dans cette villa de Monsieur le Marquis de Carabas. Comment, Monsieur le Marquis, s'écria le banquier, cette villa est encore à vous ! Il ne se peut rien de plus beau que cette cour et que tous ces bâtiments qui l'environnent ; voyons les dedans, s'il vous plaît. Le Marquis donna la main à la jeune héritière, et suivant le directeur qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande salle où ils trouvèrent une magnifique collation que le PDG avait fait préparer pour ses amis qui le devaient venir voir ce même jour-là, mais qui n'avaient pas osé entrer sachant que le banquier y était. Le directeur charmé des bonnes qualités de Monsieur le Marquis de Carabas, de même que sa fille qui en était folle, et voyant les grands biens qu'il possédait, lui dit, après avoir bu cinq ou six coups : Il ne tiendra qu'à vous, Monsieur le Marquis, que vous ne soyez mon gendre.
Le Marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisait le directeur ; et dès le même jour épousa la jeune fille. La Carte devint Carte de Crédit et n'arnaqua plus les jeunes gens que pour se divertir.
MORALITÉ
Quelque grand que soit l'avantage
De jouir d'un riche héritage
Venant à nous de père en fils,
Aux jeunes gens pour l'ordinaire, L'industrie et le savoir-faire
Valent mieux que des biens acquis.
AUTRE MORALITÉ
Si le fils d'un marchand de fripes avec tant de vitesse,
Gagne le cœur d'une fille de la noblesse,
Et s'en fait regarder avec des yeux mourants,
c'est que l'habit, la mine et la jeunesse,
Pour inspirer de la tendresse,
N'en sont pas des moyens toujours indifférents.