Sensualité
Je ne prends pas souvent les transports aux heures de pointe : le matin, je pars généralement trop tôt ou beaucoup trop tard, et en ce moment j'essaye de m'arranger pour ne pas rentrer le soir à 19h. Malgré tout, cela m'arrive parfois, et c'est toujours un choc. Un choc de voir tout ce monde, tous ces corps agglutinés, tous ces gens qui semblent désespérés (NON, je ne peux pas prendre le métro suivant, j'arriverai à me faire une place dans celui là !!) ou blasés (de toute façon, dans le suivant ça sera pareil…). C'est fou, à chaque départ du train on a l'impression que le wagon est rempli au maximum, et pourtant à la station suivante personne ne descend et cinq à dix nouveaux corps arrivent à monter.
Je dis corps, car c'est bien de cela qu'il s'agit. Collés les uns aux autres dans une atmosphère étouffante, nous ne sommes plus que des corps en sueur et tous nos sens sont en éveil. Il y a bien sûr l'odeur du voisin, qui peut être repoussante ou bien pas si gênante que ça, intrigante. Il y a aussi sa propre odeur que l'on sent, en espérant qu'on est le seul. Mais d'autres sens sont sollicités. Je me souviens d'une fois, juste après les vacances de février (j'avais oublié à quel point un RER pouvait être bondé) où je ne savais pas comment me tenir. J'ai posé ma main sur la fenêtre pleine de buée, et le contact froid de ma main sur la vitre m'a fait du bien. C'est la même chose si on se tient sur une barre de métal, mais en général elles ne restent pas froides longtemps quand il y a du monde.
On change aussi beaucoup de place afin de laisser rentrer ceux qui forcent le passage. On rencontre alors de nouveaux gens, qu'on est obligés de toucher malgré la bonne volonté que tout le monde met (ou presque…) pour se créer un espace respirable. Cela créé des liens, d'ailleurs une intimité se noue entre les voyageurs, qui communiquent (un simple "pardon", un sourire à quelqu'un qui perd l'équilibre) et qui parfois réagissent tous d'une seule voix ("Vous ne passerez pas !" au onzième parisien qui veut rentrer).
La sensualité est à son comble lorsque l'on peut voir la chaleur que nos corps dégagent. Une femme, plaquée contre la vitre, regardant vers l'extérieur comme depuis un aquarium, expire de la buée exactement à l'endroit où, quelques stations plus tôt, j'avais posé ma main pour ne pas trébucher. La ligne de mes doigts apparaît alors, et c'est comme si elle tenait près de sa bouche un morceau de moi, dans une fusion à la fois charnelle et fictive.
Puis arrive le moment où on sait qu'on doit descendre à la prochaine station. Le stress monte, on s'est retrouvé très éloigné de la porte au fil du trajet, comment va-t-on se faufiler parmi tout cet amas de membres ? Enfin les portes s'ouvrent, on s'apprête à se frayer un passage, et… tous les voyageurs descendent également. A croire qu'on était tous là pour ça, pour partager un moment d'intimité intense, et que sans l'œil attentif que je suis, ce moment n'a plus de raison d'être.
Car il faut bien le dire, ces instants sont la plupart du temps ignorés, oubliés, déguisés en calvaire suffoquant. Pour ces personnes qui restent des gens individualisés dans les wagons, qui ne prennent pas part à ce bouillonnement de corps, la sortie est une libération attendue depuis le début. Et dans l'attente, ils ont manqué la beauté du voyage.